LossRien à voir

Loss, chapitre un et deux.

Loss est ce qui découle d’une série de textes et de nouvelles que j’avais écris il y a un moment -genre les derniers diplodocus se portaient encore bien-  et de la suite de rencontres et de discussion avec des gens qui étaient tombés sur mes nouvelles, mes récits, mes textes inspirés par le JDR. Le dernier en date, qui fut le déclencheur, est Igor Polouchine, le créateur de Shaan (je vais d’ailleurs en parler demain). J’ai finis par me laisser convaincre de tout rassembler et réécrire, en un roman, aussi bien intimiste, d’une certaine manière, qu’aventureux. Pour le jeu, pour le plaisir, aussi, mais en acceptant l’exigence de devoir faire un roman qui respecte les codes et les règles littéraires. Oui, 4a veut dire beaucoup de relectures, de corrections, de réecritures, et avoir un ou deux critiques, surtout un romancier, Wilfrid Hizembert, un grand ami, mon tit frère, chargés de me taper dessus pour que ça rentre.

Il n’y a ici pas d’autre but que le plaisir de rêver, et donner à rêver, mais le faire avec une certaine exigence. Et j’y prends un grand plaisir, qu’il est temps de partager. Je ferai sur le blog une page dédiée au roman, chapitre par chapitre, bien que n’ai pas encore décidé si je vais tout publier sur le net; ainsi que, plus tard, une page rassemblant les notes et les ressources que j’écris au fur à mesure sur cet univers.

 

1- Celui qui cherche

 

Le soir éteignait ses dernières lueurs sur l’immense port qui paraissait sans fin, et semblait vouloir engloutir, dans une forêt de mâts, l’entièreté de la rade d’Armanth. Du coté des terres, aussi loin que la vue pouvait porter, la cité-état s’étendait en dévorant les collines, et grignotait le moindre pan constructible de la falaise servant de muraille naturelle à tout le flanc Nord.

Armanth était le plus grand port commercial de Mares Saeparent, les Mers de la Séparation, la plus grande cité-état de tout l’hémisphère Sud de Loss. Du moins pour ceux de cette planète qui savaient que, sous le ciel barré de l’immense et brumeuse Ortentia, la lune, leur monde était sphérique.

Trois hommes se rejoignaient à une terrasse de taverne sans fard. Bouge à matelots et à dockers, y dansait non loin, avec une lascivité fatiguée, une esclave défraichie, mais audacieuse, et pas maladroite.

Le premier de ces trois hommes, à attendre les deux autres, savait que le monde était une sphère, qu’il était immense, que les cartes n’en décrivaient qu’une faible partie, jamais explorée au delà des terres connues. Que Loss flottait dans le vide d’un lieu sans fin nommé l’Espace, tournant autour du soleil et non l’inverse, selon des lois physiques qui régissent tout les mouvements et la chute des corps. Et enfin que cette planète n’était pas la seule, et qu’il en existait une infinité autour d’autres soleils innombrables, qui sont dans le ciel, autant de ces étoiles qui guidaient les navires.

Le second d’entre eux, le plus petit, savait lui aussi que le monde était rond, et les océans immenses et couverts de terres inconnues et d’iles fertiles, et qu’on ne pouvait chuter dans les abysses de l’autre coté de l’horizon. Mais ainsi, il en savait assez, et ses yeux lui disaient que le soleil tournait autour de Loss, pas l’inverse; il avait du mal à mettre en doute ce que lui disaient ses yeux.

Et le dernier, le plus massif des trois, s’en foutait royalement. Il avait fait quelque effort pour apprendre à lire un peu, un talent précieux et peu répandu. Pour le reste, il avait des doutes, et restait persuadé que les monstres marins, les titans, et les chutes infinies dans les limbes avaient forcément une vérité, qu’un homme sage n’ira pas vérifier s’il ne veut pas attirer la colère des esprits, ou, pire, l’attention des Haut-Seigneurs .

Le soleil mourrait. Avec sa fin, se leva une brise fraiche, et bienvenue, pour souffler un peu des âcres puanteurs venues de la cité, abritant un million et demi d’âmes. Debout, appuyé nonchalamment au mur, dédaignant tables et tabourets, Jawaad buvait un thé qu’il ne pourrait jamais finir tant il était infecte. Il tourna la tête, presque distraitement, et regarda les deux autres hommes le rejoindre: Damas et Abba.

Des deux, le plus facile à remarquer, reconnaitre, et décrire de loin était Abba. Il suffisait du qualificatif de géant noir pour tout avoir dit. Il était lui-même originaire du Sud des Franges d’Armanth, de la région. Ici, la plupart des gens avaient au moins le teint mat et couleur de café, mais beaucoup étaient des noirs à la peau d’ébène comme lui.

L’homme aurait pu avoir un peu plus de vingt ans, comme largement plus de trente, son visage était si puissant, marqué et empreint de bestialité, qu’il semblait trop sauvage et brutal pour lui donner un âge. Il était simplement massif, à tous points de vue. La plupart des portes n’avaient pas été pensées pour un homme si grand, et si largement bâti; et il était fréquent dans un moment de distraction qu’il l’oublie, et ne se cogne. Ce qui faisait parfois rire.

Une seule fois.

Un simple regard mauvais du colosse agacé calmait les ardeurs de tout homme qui ne soit pas absolument sûr de lui, ou clairement suicidaire.

Et il se trouvait vraiment peu de monde qui pouvait rire aux dépends d’Abba, que ce dernier trouvât cela drôle, et en rit lui-même. En l’occurrence, les deux plus concernés étaient ce soir à ses cotés, et ils avaient déjà rit de tout, ensembles, y compris d’eux-mêmes, depuis longtemps, et fort souvent.

Quand Abba était quelque part, en général, il se passait deux choses. La plupart du temps les gens décidaient prudemment de se mêler de ce qui les regarde, et quoi que fasse le géant, ne pas s’en occuper de trop près. Et de temps en temps, un autre colosse – et selon les régions, il n’en manquait pas, bien que les plus grands cédaient pratiquement tous une tête à Abba – décidait que le géant était un adversaire digne de ce nom à provoquer, insulter, voir pour quelque idiot tenter d’humilier. Le plus souvent, il fallait songer par la suite à réparer les lieux, et parfois mettre en terre les cadavres.

Si Abba était de la noble et respectable profession des Esclavagistes, et il en était fier, il n’aurait pas déshonoré comme guerrier. Et en fait, bien qu’il ne prétende jamais en être un, personne n’avait vraiment envie de le vérifier.

Damas, lui, se serait facilement caché derrière Abba.  Et même manteau et armes compris, on ne l’aurait plus vu. D’autres auraient dit de lui que Damas était de toute manière si fourbe, qu’il saurait se cacher en pleine arène. Certains Lossyan prendraient mal la remarque. Chez Damas, cela dessinait juste un sourire amusé et de mauvais augures à ses lèvres. Mais, en effet, Damas semblait presque tout le contraire du géant noir.

Lui était de taille moyenne, peut-être un peu plus grand que les gens du Sud. Il était relativement fin, des cheveux noirs longs et filasse, entretenus à peu près comme on le peut quand on en a pas le temps, ni véritablement l’intérêt. Il avait la peau tannée, et basanée, avec un visage taillé à la serpe; une quarantaine d’années baroudés dans les pires coins du monde, et sous quelques Mères de Toutes les Tempêtes dont on peut se dire fier de sortir en vie. Il portait toujours, que ce fut torse nu ou pas, des vêtements amples: mantels, semi-toges et capes; et une longue jupe ample par dessus un pantalon, une mode fréquente pour les hommes. Mais pour lui, il s’agissait d’un outil de dissimulation avant tout.

Damas assumait des considérations sur l’honneur très personnelles, du point de vue du lossyan moyen. Qui n’incluaient entre autres pas le besoin impérieux de tuer un homme loyalement et en face si, pour aller plus vite, on pouvait l’égorger dans un coin. Ce qui ne l’avait jamais empêché de faire montre d’honneur, de fierté, et de ce typique courage parfois presque inconscient que les hommes aventureux ou guerriers de ce monde cultivent à outrance.

Simplement, il savait quand le ranger, et s’il se prenait une tache à son honneur, pour lui, la laver ne nécessitait pas particulièrement du sang. En tout cas, pas systématiquement, et pas forcément immédiatement. Si on voyait fort bien son cimeterre à au coté, Damas avait sous ses vêtements ample quantité d’autres armes, que ce fut poignards, impulseurs magnétiques, et autres choses exotiques. Il n’avait jamais confirmé ou infirmé la rumeur d’user de poisons, un crime déloyal et honni pour tout homme digne de ce nom partout dans le monde.

Et c’était amplement plus en vertu de sa manière de moralité personnelle, peu sensible aux besoins de la gloire, et de l’honneur qu’il était devenu l’homme de main de Jawaad. Nettement plus en tout cas que les talents, au demeurant honorables, qu’il affichait de contremaitre et de navigateur. Et, outre ses considérations personnelles sur la valeur de la vie, il aurait tué ou se serait fait tuer pour son patron sans hésitation. Enfin, presque.

Si vraiment y’avait pas une chance, devant l’évidence d’y passer, il n’était pas guerrier lui, mourir pour rien était sans intérêt à ses yeux.

Quand à Jawaad…

Il me faudra avouer une chose, tandis que j’écris ces lignes, rédigées si longtemps après, et parfois à force de reconstituer ce que je n’a su que si tardivement. Il m’est difficile de savoir comment parler de Jawaad, ou le décrire, tel qu’il était. Et non tel que mon cœur le voit.

Tout ce que je suis, il l’a crée et façonné. Je serai sûrement, et souvent, peu objective quand il sera question de lui. Nul ne m’en tiendra rigueur, je suppose. Mais je voulais au moins le préciser.

Jawaad dépassait d’une demi-tête Damas. Et pour Armanth, il était un homme de grande taille. Ce qui revenait à dire qu’il ne semblait pas trop petit à coté d’Abba. Mais près d’Abba, pratiquement tout le monde paraissait petit. Il avait un visage métis, à la peau mat, aux traits impassibles, et illisibles. Un regard noir, et incisif, avec une barbe de trois jours, et une crinière de cheveux noirs soignés mais à dessein en désordre, lâchement retenus par un catogan. Il émanait de sa savante nonchalance feinte, une aura de chasseur. Quelque chose, de notoirement félin, et de clairement prédateur. Si les Lossyans eussent étés des lions et autres grands fauves, lui était le léopard. Celui qui sait que sa force tient dans la capacité à frapper d’un coup, sans pitié, ni avertissement.

Paradoxe supplémentaire, il n’avait pour toute arme qu’un poignard de travail attaché au biceps. Et portait des vêtements noirs, et sobres, dont la richesse ou la qualité n’apparaissaient pas du tout de visu pour qui ne connait pas très bien les étoffes et les modes. Son seul bijou était un pendentif représentant un marteau stylisé, clairement peu affiché, de la facture des Peuples des Mers du Nord.

Il était le chef. Le patron de Damas et Abba, tous deux à leur manière dévoués corps et âme à cet homme taciturne doté d’une solide réputation d’emmerdeur arrogant et peu bavard. Et à son simple regard quand ses amis le rejoignirent, son rang était une évidence.

 

Jawaad posa donc une question muette. Un regard avait suffit. Damas n’était pas très causant non plus, et laissa donc la parole au spécialiste concerné par la raison de leur balade au port, toute la journée.

 » – Pas grand chose. Mais nous avons une cargaison de marchandises déjà dressées. Pour ce qui est de tes produits « spéciaux », il y a encore des marchands assez idiots pour essayer de me prendre pour un pigeon. »

Abba avait une voix de stentor. Même calme, et sur le ton de la discussion, elle portait tant que les quelques clients alentours furent convaincus de ne pas suivre ces hommes dans une ruelle sombre pour les dévaliser.

Damas étira un sourire amusé. Entre sa gueule taillée à la serpe, ses sourcils sombres et broussailleux, et ses mauvaises dents, l’aspect était carrément sinistre.

« – Tu sais ce qu’on dit. Plus c’est grand… » commenta-t-il.

« – Oui oui, ben on le dit pas deux fois avec moi. On a donc fait le tour toute la journée, le Grand Marché de la Saison Haute sera plus propice, enfin je veux dire, les barbares ça ne court pas non plus les rues. »

 

Damas, qui était au service du marchand depuis plus récemment qu’Abba, avait fini par apprendre l’intérêt que Jawaad portait à certain type de femmes barbares qui étaient capturés, et revendus sur les marchés.

Les Lossyans appellent barbare tout individu qui ne soit pas identifiable comme habitant, ou citoyen, d’une cité-état. Pour eux, les Hommes du Nord en sont aussi bien que les Kwanhma cousins du peuple d’Abba, loin au sud, par delà les Grands Rifts. Tout ce que nous aurions appelés peuplades primitives ou non-civilisées en faisait partie, et les lossyans les considéraient plus comme des animaux, que comme des égaux. Par extension, un étranger semblant ne pas respecter ou connaitre les préceptes du Concile,  pouvait très bien s’il était malchanceux, être considéré barbare par un Lossyan. Et en lieu et place d’un accueil hospitalier et chaleureux, il était alors chassé comme un chien, ou tout bonnement asservi.

La raison de cet intérêt de Jawaad pour les femmes barbares était difficile à saisir, d’autant que la plupart du temps, devant la marchandise dite barbare en question, il ne l’achetait pas. Il cherchait bien quelque chose, mais sans aucune passion identifiable qui aurait alors pu donner une explication. Les collectionneurs d’esclaves sont monnaie courante, et Jawaad affichait une richesse qui lui offrait amplement les moyens de ce genre de caprices. Mais ça ne semblait pas non plus être sa motivation, puisqu’il n’avait jamais trouvé utile de décrire le genre de barbare qu’il recherchait.

Jawaad n’expliquait que rarement ses actes et ses motivations, sauf si c’était absolument nécessaire.

Et cela convenait très bien à Damas. Il était payé, et plutôt bien, il connaissait son job, et le marchand et lui s’étaient amplement bien assez entraidés pour qu’il eu en lui la confiance d’un ami. Sans oublier cette dette… celle qui ne regardait que Jawaad et lui.

Mais sur ce coup, il fut curieux:

« – Mais pourquoi tu cours après une barbare? Ce n’est pas tellement ce qui manque d’en acheter des éduquées, et ce n’est pas comme si tu n’étais pas déjà servi, avec ton Jardin des Esclaves? »

Jawaad but une dernière gorgée de thé, avant de poser la tasse à demi-pleine sur la table. Imbuvable, définitivement.

Comme toujours.

Personne ne savait faire le thé.

Il n’eut qu’une expression pensive, regardant dans le vide, en réponse, tandis qu’il se redressait pour, nonchalamment, retourner vers le port et son navire.

« – Parce qu’il m’en faut une. »

Damas n’en sut pas plus, et Abba lui jeta un regard à l’air entendu. Visiblement, cette recherche  avait commencé depuis longtemps. Et même l’esclavagiste n’avait jamais exactement su ce que son patron cherchait, sauf une chose.

Elle devait venir de la Terre.

 

 

2- l’enfer

 

A 13 ans, Lisa Beaufort regardait les cercueils de ses parents s’enfoncer dans une tombe fraîche, entourée de finalement si peu de gens. Pleuraient-ils vraiment la mort de ce couple dans un accident de voiture ? La foule qui assistait aux funérailles de Gilles et Kyoko Beaufort ne faisait que remplir un devoir désagréable et ennuyeux, qui toujours laissait ce goût amer que l’on ne peut que souhaiter oublier, celui de la proximité de la mort. Qui étaient collègues de travail, qui amis et proches, cousins presque anonymes, qui d’autres étaient camarades de classes et de clubs sportifs; tous assistaient à l’enterrement avec une retenue ennuyée, et des murmures à voix basses, des futilités, pour redonner à la mort sa place la plus souhaitée: celle d’un événement, qui pour la plupart les concernait, mais qu’ils ne désiraient qu’évacuer.

Les plus proches et touchés par le drame, pleuraient-ils aussi pour les deux enfants désormais sans famille? Aucun oncle, ou tante, nul grands-parents n’avait pu ou souhaiter annoncer pouvoir les prendre en charge.

Au dessus du trou – que disais déjà Nietzsche ? « Quand tu regarde l’abîme, l’abîme regarde en toi… » –  un seul regard ne fixait pas la tombe avec ces dévotions feintes ou maladroites qui cachaient mal l’ennui, et le tourbillon des soucis les plus superficiels. Elena Beaufort, l’ainée des deux enfants, ne versait pas de larmes. Elle en avait tari déjà tout le flot.

Ses yeux noirs et brillants d’adolescente de dix-sept ans, devenue aînée d’une famille amputée, étaient tournés vers le ciel. Si celui-ci avait pu être sensible, si Dieu avait pu exister, si simplement la vie avait été autre chose qu’un flot absurde et vide de sens propre, de la naissance à la mort, elle aurait enflammé les cieux de son regard. Elle aussi aurait sûrement alors contemplé les portes du paradis s’embraser, déclamant tel Néron:

 « Ut se diceret quasi hominem tandem habitare coepisse ».

« Et, un jour, je pourrai vivre, comme un être humain. »

A coté d’elle, sa cadette pleurait, ses cheveux roux éclatant au soleil d’Août, voletant dans un air vif et chaud. Il n’y a que dans les films que le ciel pleure avec les enfants tristes.

 

A 14 ans, Lisa apprenait à donner sens à des mots qu’elle n’avait jamais exprimés, son mutisme sur son deuil changé en dessins, aquarelles, et estampes. Elle possédait un vrai talent pour les arts, et y trouvait réconfort. Pendant tout ce temps, Elena s’était battue pour gagner son émancipation, et avoir enfin le droit de veiller sur sa sœur, et échapper à la valse des centres de la DDASS et des familles d’accueil. Une bataille gagnée. Elle songeait, presque sans oser y croire, que la vie pourrait enfin reprendre. Elle espérait faire de sa passion, la danse, un métier.

Un soir dans une arrière-cour de collège, et ce vague à l’âme qui n’avait jamais quitté Lisa. Et qui saurait parler de la naïveté, ou d’un choix jamais assumé, qui pourrait affirmer par quelle erreur, on commence et pourquoi ?

La seringue tombée au sol,  l’extase commence. L’héroïne est un cocon doux de plaisir qui annihile et réduit à néant sous les signaux chimiques toutes les peines et tout les regrets. Une paix artificielle, et, plus encore, de la pure béatitude, par injection. Elle venait d’ouvrir sa porte sur l’enfer.

 

A 15 ans, Lisa tentait tout pour arrêter. Elle avait essayé de le cacher le plus longtemps possible à tout le monde. Mais un tel secret ne tint pas très longtemps, quand une faim plus dévorante que le jeune forcé le plus cruel lui dévorait les tripes, et mâchant sans relâches ses moindres pensées. Mais personne ne peut prétendre arrêter une telle drogue par la simple volonté et sa propre décision.

Elena apprendra ce que sont les centres de désintoxication, les services sociaux et les psychologues. Et la culpabilité. Ne devrait-elle pas avoir joué le rôle qu’elle prétendait tenir, n’est-ce pas sa faute à elle, si sa sœur se piquait, et avait été prise à voler ? Elle avait beau serrer les dents, plus elle luttait pour sa cadette, plus elle se nouait le cœur, biffant ses propres rêves d’une vie enfin paisible. Chaque mois à passer n’était désormais plus dicté que par un seul objectif, toujours reporté à plus loin : sortir Lisa de là.

 

A 16 ans, Lisa mentait de mieux en mieux. Assez pour tromper entourage et tuteurs, et pour qu’Elena finisse par croire, parfois, qu’enfin tout était fini. Mais mentir est si aisé à une personne qui ne vit que pour croire que l’enfer va enfin cesser, que la vie va redevenir normale.

Il suffisait à la jeune fille de ne pas se faire prendre, et elle devint experte au jeu de dupes. Les scrupules ne pesaient rien face au hurlement du besoin et l’appel des précurseurs chimiques, contre le manque d’héroïne. Elle en vint à faire des passes. Et même les trois viols, elle pouvait encore les passer sous silence. Mais à force de mensonges, et de dissimulations, elle s’arrachait le cœur à voiler la vérité, sans espoir d’arrêter la mécanique inéluctable qui tuait toute confiance entre elle et sa sœur. Le moindre fait devenait douteux, la moindre crainte se changeait en angoisse, et qui aurait pu dire laquelle des deux vivait le pire enfer.

 

A 17 ans, Lisa n’avait pas pu cacher son jeu plus longtemps. La prison, les services sociaux, encore une fois, mais aussi des mots cruels et atroces, non contre elle, mais en sentence contre sa sœur. Elena était l’ainée, elle avait échoué à en jouer le rôle, que ce fut vrai ou faux n’avait pesé en rien contre la froideur des avocats, des juges: elle était coupable.

C’était sans retour désormais. Mais on ne revient pas en arrière quand on aime, on ne peut que dérouler le fil qui nous relie aux autres, jusqu’à trouver comment l’arracher, et tout ce que l’on arrache ne peut se faire que dans la pire souffrance.

Lisa parvint à fuir le centre de désintoxication où elle avait été enfermée, et cambriola l’appartement de sa propre sœur, emportant presque tout ce qui pouvait se monnayer, contre un peu de dope, sans une seule pensée pour Elena, ni pour les conséquences. Son errance ne dura pas bien longtemps, et s’acheva dans un squat, un de ces lieux qui servent de terre d’asile à tous ceux que l’humanité rejette, une dernière seringue trop usagée roulant au sol.

Cela aurait du se finir ainsi, et à la fin de cette route, tout le monde savait que la mort attend, au terme de la déchéance.

 

***

Elle avait 17 ans, elle aurait du mourir cette nuit là. Mais elle dormait sur une natte douce, couverte d’un drap dont elle n’aurait pas reconnu l’étoffe. Une fine chaine fixée à un anneau rivé aux barreaux de la cage qui l’enfermait, retenait un collier d’acier à son cou. Elle n’aurait pu s’y tenir plus qu’à genoux.

Au dessus d’elle, tandis qu’elle ne se réveillait pas, Abba observait, l’air mécontent. Mais il n’en dit rien, seuls les muscles saillants de ses bras de colosses, aux biceps plus larges encore que la taille de la petite chose dans la cage, trahissaient par leur tressaillement son humeur.

« – Tu l’as bousillé, quand même », finit-il par dire, rompant le silence, s’adressant à l’homme torse nu et ventre bedonnant lourdement, fièrement planté bras croisés, à coté de lui. Abba le dépassait allègrement de deux têtes.

La Maison marchande de Batsu faisait dans le commerce d’esclave pour des clients peu regardants sur le respect du Haut Art, et la qualité de l’éducation d’esclave de leurs acquisitions. Il avait maté et dressé cette barbare personnellement. Le dos de la fille en serait à jamais marqué du fouet. Et de leur discussion, Abba avait pu en conclure qu’après le traitement que Batsu, déjà peu connu pour la délicatesse de ses méthodes, lui avait fait subir depuis deux semaines qu’il l’avait acheté, il y avait des chances que son esprit ne s’en remette pas non plus. Un gâchis, qui voulait en règle général qu’on détruise la marchandise inutilisable, et par charité, abrège des souffrances inutiles.

– « Je t’avais dis que je réserve un tour à ce gros porc arrogant de Priscius. J’ai eu l’idée de suite en la voyant, avec le tatouage sur son sein. C’est idéal, il va croire que j’ai trouvé une fille de la Maison Tuna, elle va payer ma dette, et je lui souhaite bon courage pour en faire quoi que ce soit maintenant! »

Cruel, inhumain, intelligent. Abba devait l’admettre, et il savait que Batsu avait une dette à régler à un marchand d’esclaves de luxe particulièrement pénible, et qui était assez mal vu dans le métier, à force d’exigences et d’orgueil. Mais en tant qu’esclavagiste lui-même, le colosse avait une certaine horreur de ce genre de pratiques.

« – Et ce tatouage, il vient d’où, pour finir ? » Abba se pencha, pour tourner la fille sur le dos. Elle ne se réveilla pas, mais eu des crispations de terreur dans son sommeil. Sur son sein gauche, il y avait le dessin très fin et détaillé d’une orchidée d’or et de rouge, au feuillage fin mêlé de vert et de bleu. Un tatouage magnifique, dont la finesse avait du demander un travail long, et patient, sans compter le talent du tatoueur. Il ne l’aurait pas avoué à son collègue, mais il n’en avait jamais vu d’aussi réussi, détaillé, et fin dans toute sa carrière. Et pourtant, il en avait vu, des choses.

Sur une belle fille, même mal éduquée, cela valait une fortune. Cette esclave ne lui paraissait si jolie que cela pour expliquer l’origine d’une telle marque. Trop petite, trop frêle, pas assez de seins, ni de hanches. Et dans un état de santé général déplorable; on ne lui devinait pas les côtes, on pouvait les compter sans mal.

« – Je n’en sais rien du tout, elle comprend peu de choses, barbare. Je l’ai racheté à un passeur sans lui demander où il avait pu la trouver, pour une bouchée de pain. Faut dire qu’elle a été sacrément malade et complètement droguée. Ou un truc comme ça. Il m’a assuré ne rien lui avoir donné. »

« – Terrienne ? »

« – La langue y ressemblait parfois. Ce n’est pas trop ma spécialité, ces animaux là.  »

Abba se redressa et n’ajouta rien. De toute façon, il ne pouvait pas la racheter à Batsu. Celui-ci semblait fermement décidé à mener à bien son plan de  vengeance personnelle contre Priscius. Mais il savait qui la posséderait. C’était une terrienne, il en était sûr. Il la décrirait à Jawaad. Depuis son retour sur Armanth et pour le Grand Marché de la Saison Haute, il avait fait le tour de tous les Jardins d’Esclaves et de toutes les cages des revendeurs, des plus petits aux plus riches. Et il n’avait trouvé dans les captives récemment arrivées, que celle-ci qui puisse venir de la Terre.

Jawaad en cherchait une, il n’avait jamais dit ce qu’il cherchait ni pourquoi. Il n’avait jamais décrit à Abba celle qu’il cherchait depuis des années, maintenant. Il venait simplement quand il y en avait une, la voir, parfois l’observer longuement, l’étudier de près. Il ne lui parlait quasi jamais. Et n’en avait pratiquement jamais racheté ou gardé. Abba avait fini par se prendre au jeu, bien décidé à un jour trouver cette femelle si rare, et ainsi comprendre ce que Jawaad souhaitait trouver.